Ethiopie - Acte II - Harar et la vallée de l'Omo
Une ville sainte de l'Islam, les tribus du Sud, le plateau de Balé

Henri Maître - novembre 2019


Visite en Images et en désordre

 


Harar et son Jogoul


la vieille ville et ses marchés

 

 

 





54 photos


Paysages du Sud

le sud du plateau éthiopien,
la haute vallée du Rift,
les grands lacs,
les vallées de l'Omo, du Turmi et du Weyet

 





80 photos


Hommes et Femmes en pays Omo

visite de quelques tribus
du Sud et de l'Est

 







85 photos



Le Plateau du Balé

ou plutôt le plateau Sanetti de la montagne de Balé

 

 

 





18 photos


En pays Oromo

d'Addis-Abeba à Harar : paysages et gens

 

 

 





38 photos


Dire-Dawa

aux portes du Danakil : sa gare et son marché

 

 

 





20 photos


Les oiseaux

beaucoup d'oiseaux, des petits gobe-mouches aux aigles et aux palmipèdes

 

 

 




100 photos


Fleurs et plantes

les rares Echinops amplexicautis, Acanthe sanii, Caralluma speciosa, et bien d'autres

 

 

 





57 photos


Quelques rares animaux

Antilopes, crocos et loup d'Abyssinie

 

 

 





20 photos


 

 

Carte

 


 

 

 

 

 

 

 


Merci à la formidable assistance sur place de Million Negash et d'Ethiopia Tropical Tours

et à la préparation en France par Espace Reine de Saba puis au guidage expert de José-Marie Bel dans l'Harari


 

 

Si vous voulez voir d'autres horizons, vous pouvez revenir au portail d'accueil de mes voyages.

 

Page créée par H. Maître le 27 décembre 2019

 

 



A la fin du dernier épisode de notre feuilleton contant nos visites de l'Ethiopie, nous avions laissé nos fidèles lecteurs devant cette cruelle incertitude : nos pas prochains nous conduiraient-ils vers le Nord-Est, le Danakil écrasé de soleil à la frontière érythréenne, ou plongerions-nous vers le Sud mystérieux baigné d'afritude ? L'attente prend fin ici. Nous avons rejoint fin octobre une caravane qui cheminait depuis deux semaines sur les pistes illustres de l'Abyssinie chrétienne, celle-là même que nous décrivions au précédent chapitre, et nous avons ensemble mené nos pas vers Harar, à la frontière somalienne, puis un petit corps expéditionnaire a poussé vers le Sud, deux longues semaines encore. Nous en rendons compte ci-dessous.

Les augures n'étaient pas tous d'accord avec ce voyage. Depuis trois mois et notre décision de l'entreprendre, l'Ethiopie était parcourue de secousses parfois politiques, parfois sociales, et puis - est-ce l'attribution du prix Nobel au premier ministre ? - la situation s'est aggravée dans les provinces, et de vieilles rancœurs sont ressorties, habilement attisées, accompagnées de coups de machettes, de rafales de kalachnikovs, d'incendies de mosquées et d'églises, dans les villes mêmes que nous projetions de traverser. Une gestion prudente de notre itinéraire par des cicérones bien informés, l'abandon de quelques objectifs, nous ont permis de traverser ces régions sans rien voir de ces affrontements, mais nous pourrons témoigner d'une atmosphère parfois crispée sur certains marchés et d'une présence un peu plus visible de forces armées le long des routes.

Addis, Aouache, Alemaya

Plongez au Sud d'Addis-Abeba, empruntez l'autoroute jusqu'à Adama, en bordure du Rift, et engagez-vous vers l'Est dans ce grand corridor qui s'écoule jusqu'à la mer, entre les restes du vieux chemin de fer Djibouti-Addis et le nouveau tracé, flambant neuf, dont les voies chinoises demeurent également vides ces jours. Faites une halte à Aouache pour y respirer l'atmosphère d'antan. Le relais de la gare y est toujours accueillant quoiqu'il ne reçoive plus les foules de la belle époque lorsqu'il était l'inévitable étape vers la capitale. Mais la gare nous est interdite en ces temps troublés. Elle est occupée par de grands escogriffes bardés d'armes vétustes qui nous font comprendre qu'elle est beaucoup trop stratégique pour que l'on autorise de photographier ses vieux guichets et sa salle d'attente. Au matin, la route continue dans un paysage magnifique de cultures : sorgho, blé, teff, maïs, khat. Les forêts sont d'eucalyptus ou d'acacias. Des villages Afars ou Oromos alternent, tandis que parfois des campements Somalis dressent leurs tentes rondes et bariolées de réfugiés. Les villages sont de maisons basses, souvent en torchis sur des lattis de bois ou des tressages de branchages. Par chance, la tôle ondulée n'a pas totalement chassé le chaume sur les toitures. Quelques maisons traditionnelles, cylindriques, aux toits semi-sphériques quelques fois, mais surtout pointus avec une houppe au sommet, se blottissent sous les manguiers. Les églises du plateau d'Addis ont fait place lentement à de petites mosquées, aux modestes minarets de tôles d'aluminium. Lorsqu'il y a boutique le long de la route, c'est une porte qui donne sur une pièce unique sans fenêtre au sol battu, avec tout un bric-à-brac entassé sur la rue.

On remonte sur le flanc sud du Rift ; les résineux apparaissent et les champs se font plus petits. On quitte la route de Dire Dawa pour obliquer au Sud vers Harar et la montagne. Mais avant de rejoindre Harar, il nous faut traverser Alemaya, capitale mondiale du khat qui, en cette fin d'après-midi, grouille d'une activité désordonnée de chargements et d'expéditions des branches du petit arbuste, de marchandages et de disputes ponctués des ballets de triporteurs attachés aux camions comme des flottilles de jonques aux flancs de transatlantiques. Les bottes de feuilles luisantes passent d'épaule en épaule, les femmes accroupies devant leurs tas de branchages haranguent les acheteurs et vantent la fraîcheur de leurs produits. Les chèvres se repaissent des laissés-pour-compte. Dans les étages au dessus de la Baankii Intarnaasshinaalii Nib, tout un trafic de fagots anime les balcons aux fenêtres condamnées. Derrière des étals d'oranges ou de pommes de terre, dans des boutiques se confectionnent des ballots dûment emballés pour l'exportation vers Addis ou le Yémen. Les avions les attendent à Dire Dawa.

Nous atteindrons malgré tout Harar et son hôtel Ras dont on pourrait dire, pour ne blesser personne, qu'il a connu de plus beaux jours.

Harar et l'Harari

Harar est incontestablement une perle posée dans ces montagnes lointaines. Pour s'en assurer, il faut tout d'abord traverser la ville moderne et pénétrer par l'une des cinq portes au cœur de la vieille cité (le Jogoul), car Harar était une place forte depuis cinq siècles, cité musulmane au flanc du royaume orthodoxe, résistant à tous les assauts jusqu'à celui de Ménélik II à la fin du XIXe siècle qui vint à bout de son opiniâtre résistance. Ville musulmane et ville sainte de l'Islam (la quatrième et la seule en terre d'Afrique), elle domine depuis sa butte montagneuse les étendues désertiques du Danakil au Nord, de la Somalie au Sud. Les petites dalles en pointe de sa muraille ont longtemps protégé un commerce fructueux entre monde amharique et mondes arabes. Plus près de nous, Egyptiens, Grecs, Italiens, Français, tous ces Farändjis de passage, ont négocié, importé, exploité, trafiqué, à l'envi, au vu et au su des Ras et des empereurs plus lointains. Plus que tout autre, Arthur Rimbaud a légué son nom à Harar et son visage juvénile aux joues imberbes orne même encore les antiques 404 bleues qui assurent le service de taxi sous la concurrence effrénée des triporteurs. Coincé dans sa muraille, le Jogoul dissuade les voitures. Il se découvre par un lent déploiement pédestre de ses tracés sinueux. Il offre alors au visiteur un exceptionnel entrelacs de ruelles, de murailles de pierres sèches ou de torchis, de maisons cachées dans des cours, de boutiques modestes, de minuscules mosquées, de murs épais et moussus, de portes étroites et de seuils perchés sur quatre marches. La couleur est surtout blanche de ces murailles tortueuses, mais éclaboussée de vert pistache, de vert amande, de violet profond, de bleu ciel ou de jaune citron. Le sol est pavé et irrégulier ; il est balayé au matin avec un soin qui surprend. Des poteaux tendent, de maison en maison, des rêts électriques ou télégraphiques qui feront seuls de l'ombre à midi. Chaque place est un marché, pas toutes vastes comme la Place aux Chevaux, au centre de la ville, mais grande assez pour héberger quatre piles de tomates, un ruisseau d'oignons, un sac de grain que surveille une femme accroupie dans une grande robe de couleur, un collier de pacotille au cou, un foulard à fleurs drapé sur la tête. Les enfants poussent des ânes chargés de bois. Des vieillards à la barbe orange de henné plantent leur canne profondément entre les pavés et s'appuient sur elle des deux mains pour palabrer à voix plus forte. Des coupoles bariolées de parasols jettent une ombre chiche où se serrent des enfants morveux et rieurs. Un mouton à la queue courte et grasse vaticine à la recherche d'une feuille de carotte ou de branches oubliées de khat.

Et puis le soleil monte et chasse les ombres hors des ruelles. Les habitants se réfugient derrière les portes et les rues se vident jusqu'au soir et s'ouvrent les petites boutiques des coiffeurs, des couturiers, des marchands de grains qui jetteront, la nuit venue, la lumière jaune de leur fenêtre unique sur le pavé luisant. Sur la Place aux Chevaux où les processions de triporteurs ont remplacé les mules et les ânes, le marché s'est peuplé de silhouettes blanches ou sombres qui naviguent sans se heurter autour des étals à même le sol. Ballet de fantômes aux lucioles des frontales sur des décors de salades, de pommes de terres et d'oranges ; grandes panières chargées de pains dorés, cuvettes emplies de beignets triangulaires, seaux d'olives marron, beignets coulants de miel, qui luisent sous la lampe et s'enveloppent d'abeilles noires.

Nous partirons ensuite, plus à l'Est encore, pas si loin de la frontière du Somaliland. Babilé est réputé pour son marché aux chameaux. La situation cependant y est tendue. Des réfugiés Somalis et Afars se heurtent aux Oromos et aux Hararis et la ville est sous pression. Un camp de plusieurs milliers de tentes de fortune a été bâti aux portes de la ville et c'est près de ce camp que se tient dorénavant le marché qui réunit bœufs, chèvres, moutons et ânes autour de grandes cavaleries de chameaux. Des enfants courent ici et là, des femmes bavardent autour d'une marmite, des groupes d'hommes palabrent avec véhémence dans des langues rudes. Le bétail a fière allure, propre et gras, les transactions vont bon train et un gamin, un pinceau vert à la main, marque les croupes de vaches sanga qui changent de main. Pas d'hostilité dans cette foule jeune surtout, et les fusils sont discrets, mais la tension est palpable, la même qui embrase ces jours l'Ethiopie, nourrie de rancœurs inter-communautaires, de jalousies sociales et économiques, de querelles religieuses, de discriminations. La vie serait presque normale cependant ne seraient-ce les dos ronds des abris de toile qui couvrent la colline, les grosses citernes qu'alimentent des camions, les files d'ânes, chargés de bidons jaunes, qui rappellent que la vie ici ne peut être que provisoire.

Dire-Dawa

Harar était trop difficile d'accès, perchée dans ses montagnes. Le train de Djibouti à Addis-Abeba l'a ignorée et a ouvert son étape principale au creux du Rift, dans une grosse bourgade, Dire Dawa. La ville, maligne, en a profité et s'affiche aujourd'hui comme la capitale commerciale de l'Est. Elle étale ses belles avenues, ses maisons bourgeoises, ses commerces dans une grille moderne, reflet d'une forte implantation française, tandis que la ville "éthiopienne" (on disait alors "indigène"), qui fait fi du passé français, se tient tout autour, bourgeonnant de toutes parts. Le train nouveau ne passe plus à Dire-Dawa mais plus au Nord. Dire-Dawa reste avec des fantômes de la gare passée : des bâtiments que l'on pourrait retrouver à Bourg-en-Bresse ou à Montbéliard, hormis les sous-titres en amharique, des ateliers gigantesques où dorment fraiseuses, tours, tréfileuses aux étiquettes portant des noms divers : Ernault-Somua, Sdelano, SACM Graffenstaden, Eumuco, Ellwell & Seyrig, Soule S.A. ... des locomotives, aux armes du "Chemin de Fer Djibouto-Ethiopien", des rangées de bogies luisantes, des soupapes alignées sur une table, des guichets, des tableaux de pointage. Sous les arbres, dehors, dans la vaste gare de triage, des voitures de troisième classe en lattes de bois et de première rembourrés, des autorails FIAT en livrée blanche, des wagons de marchandises criblés de balles, sous un manguier d'impressionnants 12 cylindres en V, ouverts. Tout cela semble marcher ou prêt à marcher sous la baguette d'une fée avec une casquette galonnée de rouge. Le prochain train partira ce vendredi, dit le tableau d'affichage et rejoindra Dewele à la frontière de Djibouti. Depuis longtemps ils ne vont plus à Addis et même Djibouti leur est maintenant interdit, mais ils roulent encore sur la voie unique qui part vers l'Est. Il y a un peu plus d'un siècle était inaugurée la ligne.

Nous reprenons l'avion vers Addis-Abeba, et nous nous accordons un petit tour sur le mont Entoto pour embrasser la ville d'un unique regard. L'église Sainte Marie célèbre quelque fête orthodoxe et ses abords sont blancs de monde. Des cars entiers d'enfants endimanchés viennent gonfler la foule, entonnant des chœurs dissonants sous la houlette de religieuses compassées. Quelques icônes circulent sous des dais brodés, portées avec componction comme des slogans de grévistes. Des prêtres, enchasublés, mitrés, bottés de cuir, portent serrées sur leur poitrine de grandes croix de bois ou de fer aux contours torturés. La foule est bourdonnante comme un essaim d'abeilles et répond aux lointains appels d'un micro perdu là-bas près de l'église.

Nous irons aussi voir le tout nouveau Unity Park qui vient de s'ouvrir dans les jardins du palais de Ménélik pour refléter la diversité des cultures de ce pays mosaïque. Las ! Nous venons un peu tôt car si l'intention est bien affichée, dans ce parc qui lui est dédié, avec des aires déjà attribuées, seuls les kiosques d'exposition des diverses ethnies sont construits, souvent d'ailleurs fort élégants et d'une incontestable esthétique moderne, mais ils sont encore vides des témoignages culturels qu'ils contiendront sûrement un jour prochain.

Vers Arba-Minch

En route pour le Sud, nous ne prenons pas la route d'Adama qui remonte ensuite au fond du Rift vers le Kenya car on dit que certains sites sont trop turbulents. Nous nous engageons plus à l'Ouest sur le plateau éthiopien. Très vite dans un paysage de cultures, apparaissent les premières habitations Oromos traditionnelles. Dans un petit enclos de bois abritant une vache ou deux chèvres, corps de bâtisse souvent circulaire, en torchis, toits de chaume épais de trois pieds, sol de terre battue, mobilier très simple : un ou deux lits, quelques tabourets, un âtre près du mât central, parfois une cloison en terre pour séparer une chambre dans la vaste pièce commune. Dans les villages, des écoles lâchent des flocons d'écoliers en couleurs vives : orange, jaune, violet. Garçons et filles, ils s'égrèneront sur les routes pendant des kilomètres, les plus heureux s'entassant dans un triporteur ou escaladant à trois ou quatre une pétrolette. De curieux attelages passent au trot : une charrette courte, à roues d'automobile au bout d'un long brancard, où l'on ne peut guère charger qu'une brassée de sorgho ou quelques sacs de bois pour le feu. Mais ils ont fière allure ces phaétons que leurs cochers poussent volontiers au galop pour dépasser les charrettes débordant de foin, hautes comme des pavillons de banlieue, tirées par des ânes endormis.

Après Woliso, l'influence de la capitale s'est estompée. La route reste en altitude, entre 2500 et 3200 m ; elle est envahie de troupeaux qui se rendent mystérieusement à quelque conclave, poussés par des gamins : belles vaches aux dos luisants, chèvres en désordre, ânes au dos clair, portant leur croix d'une épaule à l'autre. Où vont-ils ? Nous ne le saurons jamais, mais ils ne cesseront d'occuper la chaussée pendant les deux semaines, dans un mouvement nonchalant et secret. Les paysages sont très beaux, s'échappant parfois vers la vallée où scintillent des lacs. Les champs de teff sont dorés et ondulent au soleil. Les forêts d'eucalyptus alternent avec les acacias. Les villages se succèdent et les communautés aussi : les Oromos d'abord, les Dorzés, les Hadiyés-Kambatas, les Wélaytas ... Les villages rivalisent de propreté, nets comme pour une inspection. Les cases diffèrent un peu. Ici les murs d'adobe font place à des lattis de bois ou de feuilles de bananiers, là les toits descendent jusqu'au sol, ou, à l'opposé, le toukoul s'appuie sur des pilotis. Le petit bétail est parfois admis dans l'habitation, derrière une cloison de branchages, d'autres fois il se réfugie sous la maison, ou dans une enceinte voisine préparée pour lui dans l'enclos qui limite la propriété individuelle. Ce qui frappe de ces maisons traditionnelles, c'est l'art de soutenir les lourdes toitures. Le pilier central de chaque maison porte toute une ramure de boisage partant en éventail vers le tressage de branches qui sert de plafond et sur lequel reposent les épais chaumes. Quoique nos visites soient improvisées, nous sommes toujours accueillis avec une hospitalité remarquable ; pour nous on fait griller des petites graines, on offre l'inévitable buna (café) dans ses minuscules tasses et parfois même on ressort une bouteille d'un fort alcool de sorgho, un mätät, qui est passé à travers un alambic de fortune à demeure sur le feu.

Dans cette partie Nord de cette Région des nations, nationalités et peuples du Sud où nous sommes entrés, les villages Dorzés se distinguent par leur disposition. Celui que nous avons le plus longuement visité s'échappe difficilement de l'épais brouillard qui couvre la montagne et ses forêts d'eucalyptus. Il disparait sous les faux-bananiers aux feuilles luisantes de pluie. Derrière le rideau de feuillage, les toukouls dressent une silhouette élancée, haute de quatre ou cinq mètres, vêtue d'un lourd manteau de toiture descendant jusqu'au sol. Cette toiture est faite de petites tuiles en feuilles de bananier, épousant souplement les irrégularités du toit. L'entrée ainsi que deux ouvertures chargées d'éliminer les fumées sont prises dans ce manteau créant des protubérances douces et sombres. Les maisons éléphants dit-on, non sans justesse. Tout ici est issu soit de ces faux-bananiers (on dit savamment ensète ou bananier d'Abyssinie) qui regorgent de verdure autour des maisons, soit des forêts de bambous un peu plus loin à l'entrée du village : les clôtures des jardins, les nattes du sol, les cloisons, le mobilier et tous les outils ainsi que les cordages issus des fibres tressées. On tire aussi du faux- bananier la nourriture de base, après un long traitement. La pulpe des feuilles et des jeunes souches est extraite par raclage, elle est finement broyée et mise à fermenter quelques semaines. Elle forme alors une pâte à l'odeur un peu écœurante, le kolcho, qui tient lieu de pain et de fromage mais peut aussi être frit, bouilli ou grillé.

La redescente du plateau vers le lac Abaya aux flots bruns et son voisin le lac Chamo, aux eaux vertes, et vers la capitale régionale Arba-Minch, nous replonge dans la civilisation. Peu longtemps car nous allons au cœur du parc national Nech-Sar voir des oiseaux, des crocodiles et des hippopotames, sur le lac Chamo. Bonne chasse ! Ils sont au rendez-vous : les oiseaux volent, courent et barbotent, les crocodiles dorment d'un œil et les hippos baillent en regardant passer les touristes. Tout est dans l'ordre de la Nature comme au premier jour de la Création. Savent-ils, eux, ce qui les attend ?

Plus au Sud encore

A partir d'Arba-Minch, les paysages changent : plus de massifs imposants, plus de forêts ni de brumes. Les collines molles et la savane africaine s'imposent. Vastes étendues planes rompues des seules silhouettes en parasol des acacias et de bouquets de genévriers. Parfois un eucalyptus timide tente, sans grand succès, de coloniser l'espace. L'herbe est souvent verte après les fortes pluies de cet automne et par-ci par-là des paysans s'affairent à retourner la terre d'un araire de bois tiré par un bœuf ou un mulet. Le marché de Key-Afer est un haut lieu du commerce local, c'est aussi le témoin de cette bascule de l'Ethiopie dans l'Afrique équatoriale. C'est une aire plate où, à même le sol de terre rouge, les paysans des villages voisins offrent leurs produits : des légumes surtout, des volailles aussi, un maigre artisanat de tissus, de bois et de cuir, mais aussi les inévitables denrées en plastique bariolé en provenance de Chine : des sandales, des bidons de tout type et des ustensiles sommaires. Les tribus proviennent de quatre groupes : les Mursis, les Bannas, les Hammers et les Karos. Certains sont dans leurs tenues de village. Les hommes portent alors un pagne court, serré, un T-shirt ou un polo. Ils arborent souvent un bijou de coquillage ou d'argent à l'oreille, quelques rangs de perles à la cheville, au poignet ou sur l'avant-bras, une coiffe de couleur. Les femmes en habits de village ont les cheveux nattés de façon très serrée, elles ont jeté sur leurs épaules, par dessus une robe courte, une peau de chèvre lourdement rehaussée de coquillages ou de perles fines de vives couleurs. D'autre fois, elles portent cette pièce de haute couture en jupe. Des bijoux incongrus rzhaussent ici ou là une parure : des pinces à cheveux, un peigne, ces capsules de bière, un morceau de bracelet de montre. Esthétique insolite, mais diantrement efficace pour attirer le regard. Chacun à aux lèvres un petit bâton qu'il mâchouille en permanence. On parle fort, on négocie avec véhémence la botte d'oignons, on s'amuse dans de grands éclats de rire de quelque plaisanterie ou maladresse.

Nous allons largement sillonner ce Sud de l'Ethiopie, entre les rivières Omo à l'Ouest et Keske à l'Est : Jinka, Turmi, Kolcho, Kangali, Omorate, Asile, Konso ... le parc national Mago, le parc national de l'Omo, la zone frontalière avec le Kenya ... les villages sont enfouis dans la savane, accessibles par des pistes défoncées où les pluies récentes ont laissé des pièges sournois. Pistes riches de rencontres exceptionnelles : volée d'enfants s'échappant du bâtiment de terre qui leur sert d'école, processions de femmes portant sacs de grain sur la tête, poulets caquetant à droite, bidon d'eau à gauche, gamin dans le dos en chemin vers le prochain village, troupeaux, charrettes, motos ... Certains sont peinturlurés de grandes marques blanches, de points, de traits, d'autres portent les peaux de chèvre brodées de perles jaunes, de grands bijoux de pacotille aux couleurs vibrantes. Des fusils en bandoulière pour garder deux chèvres, des grands bâtons en croix sur les épaules, des toges courtes, des voiles jetés sur la tête, partout des sandales poussiéreuses qui soulèvent une nuée rouge. Dans un village Mursi, la première vraie misère est patente. Les huttes sont de paille et de branchages. Entre les pierres noircies des feux, sur l'espace commun, des bidons et des casseroles, une meule grossière pour moudre le teff, des peaux de bœuf au sol, deux trois hardes en tas. Les visages sont résignés, las. Malgré les coiffes bariolées, malgré les disques labiaux et auriculaires, malgré les peintures faciales et corporelles des enfants, aucune joie, aucune fierté dans la beauté des parures, dans la force des traditions, mais une tristesse collective, silencieuse ... Expérience difficile qui, par bonheur, ne se répétera pas dans les autres villages. Ce ne sera pas, en particulier, le cas des villages Bannas que nous traverserons, villages essentiellement en pierre, aux murs peints de grands motifs géométriques où se juxtaposent le vert et le violet. Jupe courte pour les hommes, foulard en bandeau au front, bracelets multiples de perles colorées : à la cheville, au poignet, au biceps.

Ce n'est surtout pas le cas de ce village Karo, dans un site magnifique, dominant une boucle brune et épaisse du fleuve Omo. Ce village est vaste d'une vingtaine d'habitations. Les toukouls ont un corps constitué de gros piliers de bois, surmonté d'un cône de chaume. Ces piliers disjoints forment une claire-voie éclairant une vaste pièce très fruste. Le sol battu est recouvert de quelques peaux de bœuf. Un foyer de pierres dressées, non pas au centre mais en périphérie, brûle sous une marmite et les fumées caressent des portions de viande luisante. Une meule, grossière encore, faite d'un granite plat et d'un gros caillou , attend le maïs ou le teff pour préparer quelque galette. De grandes calebasses, taillées dans des courges énormes, des sangles au plafond, des sacs de tissu ou de paille tressée complètent l'aménagement. Toutes les maisons donnent sur une vaste esplanade à usage collectif sous les acacias. Des petits greniers, toghouls en modèle réduit, perchent sur des pilotis où se cachent des enfants. Beaucoup d'enfants et de femmes par petits groupes en ce milieu de journée ... On trie des piments, on écosse des pois. Des fillettes se peignent l'une l'autre. Les enfants sont à moitié nus, comme beaucoup de monde d'ailleurs, mais eux ont la face abondamment peinte. Un petit groupe accroupi est lancé dans une partie d'awélé géant(qu'on appelle ici takeeka), creusé à même le sol. Ils portent un rang de collier autour du cou et des bras. Le cheveu est coupé très court, hormis une petite touffe sur le sommet de la tête. Les jeunes filles ont trente rangs de colliers jaunes, rouges, noirs et blancs. Parfois une tache blanche au front ou un petit bâton à travers la lèvre inférieure. Leurs cheveux sont très courts aussi. Elles plaisantent entre elles du visiteur gauche que surprend leur semi-nudité. Elles rient volontiers et s'interpellent de groupe en groupe, puis se précipitent pour participer à un attroupement à l'autre bout du village.

Le village des Nyangatoms que nous avons visité est perdu dans la vastitude plane de la savane, sous trois arbres chiches, sur un sol sec et nu ... village protégé par une barrière de branchages car les Nyangatoms ont la réputation d'être en conflit avec tous leurs voisins qui, en représaille, les ont réduits à une toute petite poignée. Les habitations sont des huttes en forme de poires, coiffées d'un toupet. Le chaume de la couverture est ceinturé régulièrement de forts roseaux qui courent horizontalement. L'entrée est encadrée de grossiers piliers de bois taillés à même un tronc d'arbre. Chaque propriété est encore ceinte de barrières de branchages pour protéger le bétail de possibles razzias. Les Nyangatoms ont une vie sociale très particulière, réglée par une dépendance inter-générationnelle complexe. Les "vieux" y ont à l'évidence un poids considérable. Le village se présente spontanément avec ses hiérarchies, les ancêtres au centre du tableau. Au delà des colliers multiples et colorés, les mêmes déjà vus, on est frappé par les coiffures complexes qui mêlent des tresses de perles aux tresses de cheveux soigneusement rangées, par le rôle des coquillages, des anneaux, des piercings, des peaux de chèvres brodées et réhaussées de cauris.

Nous rencontrerons les Hammers à l'Est du fleuve Turmi que les grosses pluies ont épaissi au point d'interdire le passage des bus. Le village où nous nous rendons est modeste, perdu dans des collines boisées, mais il accueille exceptionnellement une grande foule, tant locale que touriste, car la fin de semaine est consacrée à des fêtes d'initiation : initiation des jeunes filles par la cérémonie du "fouettage" initiation de deux jeunes garçons par l'épreuve de "saut des bœufs". Les barrières des enclos qui entourent les huttes sont de bois lâches et irrégulières, les huttes elles-mêmes sont basses et trapues : une coiffe de chaume roux sur une base de branchages verticaux. Les hommes et femmes Hammers sont certainement plus de cent. Les femmes ont les cheveux mi-longs, nattés finement, la tête est enduite d'une glaise épaisse d'un brun rouge, luisante et grasse. Certaines ont, par dessus, une coiffe faite de quelques rangs de perles ou de cauris. Les bijoux sont très variés, de métal, de perles, de grosses graines, souvent noyés dans la glaise d'apparat. Des rangs de multiples bracelets d'acier et de cuivre grimpent sur les avant-bras. Aux mollets, des guirlandes de cloches annoncent chaque déplacement. Des groupes de danseuses se forment et entreprennent spontanément une parade toujours identique : déplacements syncopés en petits "bataillons" au son d'une mélopée reprise en chœur, ponctuée d'appels grinçants d'une courte trompette de cuivre et sauts synchronisés mobilisant toutes les sonnailles des chevilles. Les hommes portent le pagne court et, parfois, une toge légère sur les épaules. Ils ont fréquemment des bijoux de couleur, quelques tatouages rituels sur le visage (on verra plus tard les transmettre aux impétrants avant l'épreuve de saut des taureaux). Les plus respectés semblent être distingués d'une ou deux plumes noires portées haut sur la tête. La cérémonie du fouettage consiste à faire cingler violemment le dos et les cuisses des jeunes filles par - semble-t-il - leur prétendant, jusqu'à ce que la chair éclate (ce qui ne tarde pas !). D'ailleurs les dos nus s'ornent tous des sillons sombres de cicatrices anciennes qui sembleraient attester de la capacité de la jeune fille à endurer et souffrir. Nous ne commenterons pas les enjeux sociaux de ces coutumes, mais nous témoignons que c'est fort allègrement que les jeunes-filles vont elles-mêmes sélectionner les longues verges et les proposer à leur fouetteur préféré. Elles exhibent crânement les marques violacées reçues en échange. L'initiation des garçons est plus ordonnée. Une dizaine de taureaux de belle taille sont alignés côte-à-côte, tirés par la queue, tenus par la tête en un rang serré. L'adolescent, nu comme un ver, doit alors franchir ce mur en courant sur les dos, dans un sens puis dans l'autre. L'épreuve ne nous semble ni extrêmement difficile ni très périlleuse, ne serait-ce l'enjeu, car un échec devant la communauté entière réunie pour l'épreuve s'accompagne d'un refus de promotion à l'âge adulte, et s'il se répète, d'un bannissement de cette communauté.

Je n'irai pas voir les Dassanetchs qui sont installés là-bas près de la frontière kenyane pour de sottes raisons de visa.

Nous repartirons plus loin encore vers l'Est et le lac Bahir. Le paysage est particulièrement agréable, vallonné et boisé avant de s'ouvrir dans la plaine beaucoup plus aride où un village Arboré élève ses troupeaux. Ce sont encore les "vieux" qui semblent détenir l'autorité (d'ailleurs ils ont tous à la main leur petit siège de bois, distinction indéniable). La structure sociale semble très organisée en couches d'âges. Le village tout entier est réuni pour nous accueillir. Les femmes ont ici la chevelure assez courte, à plat, presque défrisée. Elles portent des colliers très amples descendant bas sur le ventre et non pas les tours de cou que nous avions vu par ailleurs. Les enfants se couvrent parfois le visage de grandes marques jaunes qui enserrent les yeux de pointillés.

Dans notre route de retour vers le Nord, nous aurons encore l'occasion de visiter les Guragés, dans un village de petits toukouls assez sommaires, mais aux habitants si hospitaliers, les Alabas et leurs maisons de pierre, peintes de grands dessins naïfs, ouvertes sur une place publique large et nue, de Kambattas qui excellent dans la fabrication des grands plats qui serviront à cuire les galettes d'injéra, mais aussi les cruches et les vases à partir d'une belle glaise brune.

En remontant vers le Nord, nous terminerons nos visites par les formidables villages des Konsos. Situés en sommet de grandes collines ("plus près de Dieu"), les villages Konsos sont enfouis dans la végétation qui est intimement mêlée aux constructions. Ils dominent les cultures étagées qui descendent jusque dans la vallée. Ils sont constitués d'un enchevêtrement de chemins creux, de haies vives doublées de murets de pierres, de jardins minuscules enserrés dans les empilements de pierres noires, de troncs noueux, de branchages entrelacés, et finalement, dissimulés sous les arbres, de toukouls aux toits en pointe de paille et de bois. Mechelo, village mystérieux, impénétrable, caché. Il ruisselle lorsque nous le visitons. Une pluie féroce a transformé les petits sentiers abrupts qui servent de ruelles en ruisseaux caillouteux. La terre rouge colle aux semelles, les feuilles gouttent, les toits de paille fument sous les premiers rayons de soleil. Sur la place publique, la mora, des gamins jouent entre les flaques. La haute maison commune, aux piliers sculptés, au toit à double pente, comme un gros champignon, accueille une foule d'hommes qui se sont abrités là. Plus bas dans le village, un attroupement s'est construit, de femmes surtout, est-ce devant l'église évangélique ou devant l'école élémentaire sa voisine ?

Le massif du Balé

Après Awasa et son marché aux poissons, que l'on laisse dans l'effervescence de sa votation sur l'autonomie, après Genet, et la résidence d'Hailé Sélassié et son kiosque surréaliste, témoignage émouvant de l'influence soviétique sous l'Equateur, après Shashemene et ses embouteillages, la route de l'Est traverse tout d'abord la vallée du Rift puis s'élève sur les contreforts du plateau du Balé. Paysages d'une campagne extraordinairement riche dans la vallée, avec de gigantesques champs de blé étalés à l'infini, théâtres d'une activité de charrettes, de moissonneuses, de troupeaux. Puis, la route s'entêtant à monter toujours plus (on passera des cols à plus de 3000 m), apparaissent des vallées profondes aux flancs couverts de forêts et rapiécés de champs de teff, de pois, de sorgho. La route est bordée de haies d'euphorbes candélabres et de figuiers de Barbarie. Des cavaliers, hommes ou femmes, emmitouflés dans des voiles, des chevaux en liberté, des petits flocons de mouton dispersés dans un pré sous de gigantesques hagénias, quelques chèvres accrochées à un ravin. Bientôt des silhouettes plus massives les rejoignent : phacochères à genoux broutant les talus, grands nyalas aux cornes en lyre avec leurs biches et parfois des petites antilopes rousses dont on n'aperçoit que le dos fuyant et la tache blanche du cul.

Au bout de la route, le parc national du Balé nous invite. Dans ses contreforts tout d'abord avec leurs forêts aux arbres vétustes où se cachent de nombreuses variétés d'antilopes mais aussi des oiseaux hauts en couleur, puis, le lendemain, au petit matin sur le vaste plateau Sanetti, à plus de 4000 m, balayé par le vent, mais par chance baigné de soleil. Plateau nu s'il en fut jamais, et vaste on l'a dit, le plus grand d'Afrique à cette altitude. Des lobelias montent la garde sur les rochers. Dans un rare massif de genévriers rabougris serrés à l'abri du vent, une gigantesque echinops amplexicaulis exhibe sa grosse tête rouge de la taille d'une pastèque. Jusqu'à l'horizon, le sol est blanc, couvert de coussins d'immortelles serrés côte à côte. Entre leurs touffes, une foultitude de fleurs violettes, bleues, jaunes, s'empressent de manifester leur acharnement à partager ces lieux contre toute rationalité. Des petits lacs reflètent l'azur sombre du ciel au cœur du rouge de la terre. Des oies et des canards y mènent une activité boitillante et cancanante. Des aigles fasciés, au poitrail blanc, virtuoses des zéphirs, font régner la terreur sur toute une nation de campagnols. De rares lapins détalent prestement en slalomant. Un loup d'Abyssinie, grand échalas maigre à la démarche assurée de celui qui est chez lui, la truffe au ras du sol, poursuit quelque prochain casse-croûte. Quelques troupeaux de bœufs et de chevaux s'acharnent sur le gazon ras tandis que les bergers qui les ont en charge se terrent dans de curieuses guérites de pierres empilées. Des cavaliers passent au petit trot tirant des chevaux de bât comme des chercheurs d'or, là-bas dans le Klondike. Lorsque l'on redescend sur le flanc Sud du plateau, que l'on retrouve les villages, les eucalyptus, on s'arrête dans l'une des dernières forêts primaires d'Afrique. Les arbres sont méconnaissables : leurs troncs sont gainés d'épais fourreaux de mousse verte, les feuillages disparaissent dans des lambeaux de lichens blancs. Est-on au Khamtchatka ou en Terre de Feu ?

Retour à Addis par la route buissonnière le temps de goûter les eaux chaudes de Sodere et les sorbets de fruits exotiques et ... fin de l'acte II ! A quand l'Acte III : la dépression Afar, le désert du Danakil et les mystères colorés de l'Erta Alé ?


~     ~




     Avec l'aimable complicité de Corto Maltese